Une histoire visuelle de la violence

 

Lors de la 19° édition du Forum de la Berlinale 2019 a eu lieu la première du nouveau film de Jean-Gabriel Périot, intitulé Nos défaites. Cette œuvre se développe autour de la rencontre, mise en place par le cinéaste, entre des lycéens d'Ivry-sur-Seine et de courtes séquences tirées de films militants, fictions ou documentaires, réalisés en 1968 ou dans les années immédiatement suivantes où l'on voit les personnages parler de patronat, de grève, de lutte de classes. Qu'en reste-t-il 50 ans plus tard ? Que signifient ces discours prononcés par des jeunes d'aujourd'hui ? Périot invite une poignée d'étudiants à réaliser de véritables remakes de ces passages filmiques, à jouer à tour de rôle les différents protagonistes qui prennent la parole, pour ensuite les questionner, face caméra, sur la façon dont ils comprennent le texte et le contexte, dont ils arrivent à établir un lien qui puisse perdurer entre la situation actuelle, à la fois politique et personnelle, et celle évoquée dans les extraits qu'ils ont rejoués. Se situant entre le dispositif de l'interrogation caractéristique des films étiquetés avec le terme peu consensuel de « cinéma-vérité » et une réactivation performative de l'archive, Nos défaites dresse à la fois le portrait urgent d'un échantillon de la jeunesse actuelle et un constat sur la résistance à l'épreuve du temps du discours porté par les extraits cinématographiques choisis.

Cette nouvelle pellicule voit Périot derrière la caméra : créateur d'images parcimonieux, c'est grâce à son travail de recherche d'images, et plus encore lorsqu'il se trouve à son poste de montage, qu'il donne vie à un corpus de films de réemploi d'éléments d'archives, que ce soient des photographies ou des images en mouvement, qui constituaient jusqu'ici l'essentiel de sa production. En effet, c'est le geste de montage qui a marqué pour lui le point d'entrée dans la pratique cinématographique. Après des études en communication et une maîtrise en sciences et techniques de l’audiovisuel, il effectue un long stage au Centre Pompidou. Dans le cadre de la préparation de l'exposition L'Art de l'ingénieur, on lui confie la tâche de remonter une centaine de films d'architecture, pour en obtenir de petites vidéos capables de résumer les contenus en trois minutes, à l'aide d'une dizaine de sous-titres seulement, l'usage de la voix off étant proscrit. Cet exercice le fascine, et au-delà de l'introduire au métier de monteur, travaille en profondeur à la mise en place des éléments principaux qui caractérisent son cinéma : la prévalence du format court, une plongée dans les images préexistantes, aucune intervention du langage verbal rajoutée, une dimension rythmique, et sur tout un montage capable de véhiculer du discours à travers la composante visuelle.

 

Le mouvement des images

Cette possibilité de déployer une pensée sur l'image uniquement à partir d'éléments figuratifs, en insistant sur la juxtaposition et l'intervalle entre les différentes représentations - comme il advient dans le montage cinématographique -, a été avancée dans la première partie du xx• siècle par l'historien et théoricien de l'art Aby Warburg, notamment grâce à la composition des planches de son célèbre Atlas Mnémosyne. Cette approche, devenue courante au cours du siècle dernier, reste donc fondatrice dans les réflexions sur le geste de montage et Périot n'hésite pas à en évoquer l'influence sur son travail (1).

Au début des années 2000, en concomitance avec la présentation de quelques installations dans des centres d'art contemporain, il se lance dans la réalisation de ses propres films. À l'époque de la course mondiale à la transition numérique, la collecte d'images recensées et proposées par les moteurs de recherche sur Internet semble être le moyen le plus simple et immédiat d'obtenir une matière visuelle apte au réemploi. La prolifération d'images, dans la production et dans la diffusion, est alors en plein essor, le visuel est en train de devenir omniprésent sur les écrans désormais d'usage quotidien. Les méthodes de recherche proposées par les nouveaux outils numériques révèlent qu'une énorme quantité de photographies publiées sur le net, organisées par sujet, se ressemblent. Que ce soient les clichés de groupe, d'individus sur leurs lieux de travail, de paysages, de manifestations de rue, une vaste majorité de ces représentations semble reproduire à l'infini le même point de vue, le même cadrage, le même code visuel. À partir de ce constat critique, le cinéaste se concentre alors sur cette persistance du motif, en déroulant une étude iconographique sur la posture, le geste, le mode de représentation et leurs implications historiques et sociales.

Ses premières œuvres reposent donc sur le principe d'accumulation : en faisant défiler un nombre incalculable d'images fixes les unes après les autres à une vitesse vertigineuse, on a l'impression d'assister à l'animation de celles-ci. C'est à partir de cette succession que se développe l'idée d'un mouvement propre aux images qu'il réemploie, de la traversée subjective d'un parcours, de la formation d'une pensée visuelle capable d'activer ce qui est figé. Après avoir puisé dans la presque intégralité de ses archives personnelles pour réaliser 21.04.02 (date à laquelle Jean-Marie Le Pen accède au second tour des présidentielles, coïncidant avec l'anniversaire du cinéaste), où l'on voit passer à tout allure à l'écran, scannées, toutes les images qui ont formé son regard, faisant côtoyer des séries de photographies de famille avec des couvertures de disques, des tableaux de la Renaissance avec les essais chronophotographiques de Marey. Dans sa tentative d'exploration des liens entre dimensions intime et publique de l'histoire collective qui a conduit à cet événement, c'est vers ce type d'images répertoriées sur Internet qu'il se tourne.

Dans les films complémentaires We Are Winning, Don't Forget (2004) et Les Barbares (2010), l'idée de mouvement des images prend une autre signification, plus abstraite, en devenant soulèvement, mouvement de révolte. Puisant dans un corpus photographique semblable, montrant des individus en pose statique face à l'appareil, Périot poursuit, par un jeu de défilement des images, son questionnement sur l'articulation entre individu et groupe comme terrain fertile pour une éventuelle insurrection. Ainsi, dans We Are Winning, Don't Forget on passe de sujets isolés capturés sur leur lieu de travail à des clichés de groupe, et de ces derniers, toujours plus étoffés, à des images de manifestations violentes el de leur répression. Dans Les Barbares, de façon presque inversée, à partir des photos de groupe, on distingue optiquement les individus à l'aide de barres verticales - suggérant visuellement le propos d'Alain Brossat (2) reproduit dans l'intertitre qui clôt le film - pour ensuite passer à des clichés de rassemblements et de révoltes.

C'est à partir de Undo (2005), essai en hommage à la célèbre séquence de la vache dans le ciné-œil de Vertov, en version cosmogonique, qui nous fait remonter de la fin du monde au Big Bang, et à partir de Dies Irae (2005 également) que Périot commence à afficher clairement ses préoccupations historiques. Une succession d'instantanés montre différents types de chemins, routes, sentiers, couloirs, passages et rails, en un parcours imaginaire conduisant aux ruines des chambres à gaz du camp de concentration d'Auschwitz comme un point de non-retour. Mais le véritable développement d'une histoire visuelle conçue comme stratification de couches de mémoire et de représentations s'accomplit dans Nijuman no borei (200 000 fantômes, 2007). Le film s'articule autour d'une superposition de photographies du fameux Dôme de Genbaku (bâtiment connu pour être le seul à être resté debout malgré l'impact du bombardement de Hiroshima) à différentes époques et en ordre chronologique, arrivant ainsi à retracer à la fois les vicissitudes que cette construction a traversées et à transmettre sa dimension de lieu réceptacle d'une mémoire collective.

 

Une contre-histoire par ses images mêmes

C'est dans les refoulements visuels de cette mémoire collective que Jean-Gabriel Périot puise son inspiration pour son premier film réalisé à l'aide d'archives d'images en mouvement, Eût-elle été criminelle... (2006), dont le titre est tiré d'un texte de Sartre publié en septembre 1944 dons la revue Combat. Le cinéaste met ici en scène des séquences tournées après la Libération et écartées à l'époque par France Libre Actualités (3). Découvertes des années plus tard par l'historienne Sylvie Lindeperg, elles montrent des foules joyeuses et le cinéaste fait apparaître finalement la cruauté de cette gaieté collective lorsqu'elle affiche fièrement la revanche sur les « poules à boches », en leur rasant les cheveux et les exposant ainsi, telles les trophées d'une supposée victoire de la justice et du patriotisme. Le film s'ouvre sur une présentation du contexte historique avec des plans accélérés sur des images de la Seconde Guerre mondiale, où se côtoient parades militaires, bombardements, avions de guerre - dont certaines images seront retravaillées en un effet de dédoublement esthétisant capable de rendre compte d'une certaine séduction de la destruction dans son film Under Twilight, réalisé la même année -, foules océaniques, occupations, résistances, pendant que les notes de La Marseillaise, lancées sur les premiers plans de défilés, s'étirent et se réduisent à une boucle. À la vitesse de la première partie, qui s' apparente aux procédés de montage jusque-là à l’œuvre dans
sa production, s'opposent le ralentissement et le zoom avant sur les visages des participants aux rassemblements spontanés, insistant sur leurs gestes et leurs expressions, avant de faire apparaître les visages des « tondues », laissées volontairement jusque-là dans le hors-champ : un hors-champ cinématographique capable de rendre compte du hors-champ historique dans lequel cet événement a été cantonné. L'agrandissement et la répétition des photogramme sont ici une portée analytique : ils véhiculent à la fois un discours sur la violence de l'Histoire et rendent évident ce que l'on refuse de voir.

La violence, cette fois-ci policière, est au cœur de L'Art délicat de la matraque (2009), segment du film collectif Outrage et rébellion réalisé grâce à la réponse de nombreux cinéastes à l'appel de la théoricienne du cinéma Nicole Brenez et de la monteuse Nathalie Hubert, suite à l'éborgnement de Joachim Gatti causé par un tir d'« arme à létalité réduite » de la part des forces de l'ordre. Dans ce court métrage au titre affichant un euphémisme grinçant, le montage d'images en noir et blanc de manifestations et de leur répression suit deux principes : celui de la répétition, par redoublement ou triplement des plans, et celui de l’avancement par motif thématique de l'image, en passant des séquences de matraquage à celles des blessures, des nasses au lancement de pavés, constituant ainsi une étude iconologique à part entière des gestes dans les représentations des cortèges, sujet récurrent dans la majorité de son œuvre. C'est la musique, une reprise de This is not a Love Song -autre pique satirique de Périot - qui scande le rythme et donne la durée du film.

En suivant le même principe musical et d'organisation thématique et figurative des archives (dont au moins un plan provient de l’œuvre qu'on vient d'évoquer, dans une sorte de rappel et d'autorecyclage), The Devil (2012) met en scène, dans une structure en trois temps, les images de la condition des Afro-Américains, entre la fin des années cinquante et les années soixante-dix, de leur passage de minorité soumise et maintenue en situation d'indigence à une prise de conscience et à la revendication des droits civiques initialement réprimée par l'État, et qui portera ensuite à la formation du Black Panthers Party. Entre plans de défilés, de racisme et de brutalité policières, mais aussi de rébellion, le cinéaste s'attaque à nouveau à un corpus d'images encore trop peu montré et, grâce à l'énergie avec laquelle il articule les séquences, arrive à prolonger un sentiment révolutionnaire au delà du visionnage, notamment grâce au choix des extraits des deux discours qui clôturent le film.

La construction du récit en trois parties chronologiques caractérise également le premier long métrage de Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande (2015), portant sur l'histoire et les représentations de la Rote Armee Fraktion, dont la première a eu lieu également lors de la Berlinale de la même année. Le projet du film, dont la préparation a duré six ans, était de reconstruire l'histoire des confrontations de la RAF avec l'État allemand uniquement à l'aide d'images. Cette entreprise était rendue possible car les membres de ce groupe politique étaient à la fois créateurs et sujets d'images, avant même de rejoindre la cause de la lutte armée. Ulrike Meinhof, personnage-clé du groupe sur lequel Périot s'attarde le plus dans son film, était une journaliste de gauche très en vue dans les années soixante. Elle participait à des débats télévisés et réalisait des reportages filmés sur la condition des travailleurs régulièrement transmis par les chaînes. Ou encore Holger Meins, étudiant dans la nouvelle école de cinéma de Berlin, qui avait réalisé des films militants avant de s'engager à plein temps. La recherche minutieuse du corpus d'images, dont une partie semblait avoir disparu, tels les films d' agit-prop de Meins ou les reportages télé de Meinhof, a permis au cinéaste de procéder, en phase de montage, à un face à face des représentations : celles « internes », produites par les membres de la RAF eux-mêmes, et celles « externes », provenant des médias de l'époque, véhiculant un discours officiel. Toutefois, de cette bataille d'images reconstituée par le cinéaste, nous connaissons, avec le recul historique, l'épilogue. Suite à la multiplication des actions de la RAF et à I' emprisonnement des protagonistes, le nombre d'images « internes » se réduit drastiquement à l'écran, jusqu'à ce que l'archive devienne uniquement sonore : les plans noirs sur les déclarations de Meinhof concernant la violence des conditions de détention lors de son procès retentissent alors plus fort que les explosions évoquées par les discours des détracteurs transmis en boucle à la télévision. Si, comme il aime le rappeler : « l'histoire du xx• siècle se confond en grande partie avec l'histoire de sa propre représentation » Périot tente, avec sa pratique de l'archive, de rendre compte d'une contre-histoire qui se manifesterait avec les images les moins vues, les plus rares, et parfois – comme dans le cas qu'on vient de citer - celles qui n'existent pas.

 

1 Lors de son Intervention sur la plateforme de nouveaux médias en ligne GAMA-Gateway to Archives on Media Art en Juin 2009, Jean-Gabriel Périot Insiste sur la pensée warburghienne et son influence sur le montage, notamment dans le contexte du film d'archives.
2 Tiré de La Résistance infinie, Éditions lignes, 2006.
3 Épisode cité par François AIbera in « Une jeunesse allemande (Jean-Gabriel Périot) : qui parle ? », revue Décadrage n° 34-36, Cinéma de remontage, automne 2016 / printemps 2017,p.75.

 

Jessica Macor
Images documentaires
Mars 2019